En début d’après-midi de ce même jour, l’inspecteur Agostini arriva tout excité dans le bureau du commissaire Bertrand.

·     Ca y est, patron, j’ai trouvé ! Je sais qui est le deuxième homme, le tueur, et je crois que nous avons résolu, du même coup, l’affaire Ballestra. Nous cherchions un tueur, ou un commanditaire, parmi les nombreuses personnes qui souhaitaient le voir mort et, en fait, il a été abattu par un tueur fou qui tue pour le plaisir.

·     Qu’as-tu appris de si décisif ?

·     Je suis retourné au club, comme vous me l’avez demandé, et j’ai retrouvé la trace d’un jeune homme barbu. Il y a d’ailleurs que fort peu de barbus parmi les tireurs, c’est un milieu qui n’est pas précisément gauchiste et la barbe, en France actuellement, est souvent perçue comme un symbole d’appartenance à la gauche socialiste et intellectuelle. Comme par hasard, ces derniers temps, ce jeune barbu a été vu fréquemment avec un barbu plus âgé que nous connaissons bien. A tel point que tout le monde est convaincu que c’est un ami qui est amené par lui au club.

·     Tu veux dire que ce jeune homme n’est pas inscrit au club et n’a pas de licence de tireur ?

·     Exactement, personne ne connaît son nom et son adresse.

·     Ce qui veut dire que Paul Morelli payait pour lui ?

·     Non, Morelli étant un ancien client apprécié de la direction, personne ne lui réclamait de paiement pour son accompagnateur, alors que le règlement stipule, qu’au-delà de la première visite, l’accompagnateur paie pour tirer.

·     C’est bien ce que j’avais cru comprendre. Ce qui veut dire qu’il est possible que Paul Morelli ignore que le jeune homme ne fait pas partie du club et ait été abusé par son assurance ?

·     C’est possible.

·     Décidément, il y a beaucoup de laxisme dans ce club de tirs. Bon, continues ton exposé.

·     Par contre, j’ai pu obtenir une description très détaillée de ce mystérieux jeune homme, plus complète que celle dont nous disposions jusqu’ici. J’ai soumis la nouvelle description à l’ordinateur de la maison et, de nouveau, chou blanc ! C’est là que j’ai eu une idée géniale : j’ai essayé la police militaire. Un petit tour dans leur ordinateur et j’ai eu quelques spécimens intéressants, dont un m’a particulièrement passionné. Un dénommé Pascal Légitimus a été viré récemment de la légion. Apparemment, un névropathe auquel on a appris à tuer et qui semble y avoir pris goût. Il s’est inscrit dans la légion comme citoyen suisse, ce qu’il n’est certainement pas, et sous ce nom d’emprunt. Après des classes sans histoire, et même brillantes, en Guyane, il a été de tous les coups durs de ces dernières années, en Afrique et en Europe. Légionnaire très bien noté, il a pris rapidement du galon. Quelque chose a attiré l’attention de ses chefs : à chaque intervention, c’était toujours lui qui tombait sur un coup dur et qui s’en sortait en ouvrant le feu. Ces camarades ont commencé à parler, en l’accusant d’avoir tiré un peu trop vite et sans motivations sérieuses. Une petite enquête, avec passage devant un psychologue, l’a conduit à la porte de la Légion, qui l’a remis discrètement à la vie civile sans faire de vagues, pour ne pas éclabousser son image.

·     Bravo !

·     Depuis, plus de nouvelles. Je suis convaincu que c’est notre homme.

·     Cela pourrait effectivement coller. La façon dont a été tué Jo la Bugue prouve qu’il a été abattu par un expert du pistolet-mitrailleur. Ce type est une bombe vivante qu’il faut rapidement neutraliser. Lance un avis de recherche immédiatement, je ne crois pas qu’on le retrouvera comme cela, mais il faut quand même essayer. Dès que tu l’auras fait, nous irons voir Paul Morelli, pour qu’il nous fournisse quelques informations complémentaires. 

 

 

* *  46 * *

 

·     Bonjour Messieurs, veuillez entrer.

Paul précéda les deux hommes jusqu'à la piscine, dans laquelle Marine nageait. L’après-midi touchait à sa fin. Le soleil, qui avait brillé toute la journée, atteignait la fin de sa course journalière. Il éclairait la scène de ses rayons rougeoyants, mettant en valeur la couleur de la toison, de la jeune femme qui était accentuée par le contraste avec la blancheur de son corps d’albâtre.

·     L’eau et le feu semblent faire bon ménage, chaque fois que je vois mademoiselle Duroc, elle est dans la piscine...

·     Que faire de mieux à cette heure-ci, Commissaire ?

·     J’avoue qu’à certains moments j’aimerais mieux nager dans une piscine plutôt que me débattre dans des situations qui semblent inextricables...

·     Vous voilà bien amer ce soir, Commissaire. Que puis-je pour vous ?

·     Cette fois-ci, monsieur Morelli, il ne s’agit pas d’une visite amicale, mais d’une visite officielle. Nous agissons sur commission rogatoire du juge Gilbert.

·     Je suis à votre disposition, avec ou sans commission rogatoire.

·     C’est la procédure. Pour commencer, veuillez confier, à l’inspecteur Agostini, les armes qu’il va vous demander.

L’inspecteur s’approcha avec une mallette qu’il posa sur la table de jardin.

·     Veuillez-me confier votre Manurhin MR 73, en calibre .38 spécial, s’il vous plaît. Nous allons le soumettre à une analyse balistique pour vérifier si vous n’êtes pas impliqué dans la tuerie de Saint-Roman de Bellet.

·     Rien que cela ! Je vais le chercher, inspecteur.

 

Paul entra dans la maison, laissant les deux hommes seuls au bord de la piscine. Marine aborda à proximité d’eux. Avec sa grâce habituelle, elle se hissa hors du bassin, ruisselante d’eau. Les deux policiers s’empressèrent autour d’elle avec amabilité. Même l’inspecteur Agostini semblait être sous le charme de la jeune femme. Elle les salua avec son plus beau sourire. A ce moment, Paul reparut en tenant deux armes.

·     J’ai pensé que vous souhaiteriez voir, également, le MR 93, de même calibre, qui appartient à mon entreprise.

·     Effectivement, mais il n’aurait pas dû quitter les murs de celle-ci.

·     J’ai cru bon de vous éviter un déplacement jusque-là.

·     L’ennui c’est que cela sera consigné dans mon rapport et le juge Gilbert est très sourcilleux du respect des lois.

·     Peut-être pourriez-vous m’arrêter tout de suite...

Paul tendait ses poignets vers l’inspecteur avec un sourire aux lèvres.

·     Ne plaisantez pas avec cela, Morelli, c’est très sérieux. Pourquoi dites-vous que les deux armes sont de même calibre, l’un est un .38 spécial, l’autre un .357 magnum ?

·     Vous savez bien que le MR 93 peut tirer, également, du .38 spécial.

·     Ouais !

·     A mon tour de vous poser une question, inspecteur. Comment pouvez-vous imaginer que je sois impliqué dans cette ténébreuse affaire ? Quel rapport cela peut-il avoir avec mon témoignage dans l’affaire Ballestra ?

·     Si vous permettez, c’est nous qui posons les questions.

·     Veuillez-m’excuser, Messieurs, je commence à avoir froid.

Marine se dirigea vers la cabine de bain pour se sécher et se changer. Le commissaire, qui était resté silencieux jusque-là, se tenant un peu en retrait des deux hommes, s’avança d’un pas et prit la parole.

·     Pendant que l’inspecteur posera quelques questions à mademoiselle Marine Duroc, dès qu’elle sera rhabillée, j’ai moi-même quelques questions à vous poser, monsieur Morelli.

·     Bien volontiers, Commissaire, ne voulez-vous pas vous asseoir ?

·     Non, merci, allons plutôt marcher dans votre jardin.

Les deux hommes s’éloignèrent pendant que l’inspecteur Agostini attendait Marine devant la cabine de bain.

 

·     Monsieur Morelli, nous avons tout lieu de penser que le jeune homme barbu, qui a été vu à plusieurs reprises avec vous, au club de tirs et ailleurs, est un dangereux psychopathe. Il vient d’être un peu trop légèrement renvoyé de la Légion Etrangère parce qu’il était soupçonné d’avoir fait usage de ses armes, pour tuer des hommes sans nécessité, au cours de missions en Afrique et en Bosnie. Nous le soupçonnons d’avoir abattu Jo la Bugue, Guido Pepino et le député Ballestra. Il faut absolument que nous l’interceptions rapidement pour éviter qu’il commette d’autres assassinats. Où et comment avez-vous connu ce garçon ?

·     Au club, dont il est membre, peu après l’affaire Ballestra.

·     Il n’est pas membre du club.

·     Pourtant, il venait y tirer comme si c’était le cas.

·     Le responsable du club croyait qu’il était avec vous.

·     Incroyable ! Je vous assure qu’au cours de nos premières rencontres, j’arrivais au club et je le trouvais sur place. Plus tard, il a eu des problèmes de voiture et je le prenais au passage avec la mienne. Dans ce cas, nous arrivions effectivement ensemble au club.

·     Où le preniez-vous ?

·     En bordure de rue, dans la cité H.L.M des Moulins.

·     Savez-vous où il habite, exactement ?

·     Non, absolument pas.

·     Avez-vous un numéro de téléphone où le joindre ?

·     Non, c’est toujours lui qui m’appelait, il disait ne pas avoir de téléphone chez lui.

·     Bon Dieu, tout cela ne vous semblait pas suspect ?

·     Je ne vois rien de suspect, à priori, dans tout ce que je viens de dire.

·     Quelle est la marque de son véhicule, avez-vous son numéro d’immatriculation ?

·     C’est une vieille Visa, j’ignore totalement son numéro d’immatriculation.

·     Connaissez-vous un détail qui puisse nous aider à le retrouver ?

·     Non... Je ne crois pas.

·     Monsieur Morelli, l’heure n’est plus aux cachotteries, vous devez vous rendre compte que, plus ce fou commettra de crimes, plus vous serez impliqué vous-même dans de sales affaires.

·     J’en suis conscient, Commissaire, je vous promets de faire tout ce que je peux pour vous aider !

 

Les deux policiers revenaient en voiture, après leur visite à la villa de Paul Morelli.

·     La belle rousse m’a raconté un conte de fées, patron. Ils ont tous dû l’apprendre par cœur, nous ne pourrons pas les coincer sur ce point. Figurez-vous qu’à son arrivée à Nice, pendant que Morelli avait un accrochage avec Marie Micchetti, la dénommée Marine était attendue par un ancien journaliste de Nice-Matin, aujourd’hui à la retraite, qui l’a conduite directement chez lui, à Cannes, où elle a passé la soirée. Ce brave homme, Edouard Gastinelli, était un ami d’enfance du père de Morelli. La mignonne avait besoin des conseils avisés de ce vénérable ancien, pour mener à bien son enquête sur la mort de Ballestra. Je me suis renseigné au journal, le cher Edouard y a tenu, pendant trente ans, la rubrique hippique. Je n’ai pas encore pu contacter notre « grand reporter », mais je suis certain qu’il confirmera cette version des faits. Le lendemain, Morelli n’étant pas disponible pour des raisons professionnelles, la brave petite s’en alla visiter la région avec le couple de gardiens de la villa de l’industriel, qui lui ont fait voir beaucoup de paysages, sans jamais s’arrêter pour se rafraîchir ou pour s’alimenter. Vous allez être surpris, patron, j’ai déjà interrogé les deux témoins, Albert et Emilie, et ils confirment les dires. Deux alibis en béton ! Quand j’ai évoqué les risques encourus par les auteurs de faux témoignages, ils m’ont regardé avec des yeux si innocents que j’ai eu honte de leur avoir posé la question.

·     Je crois que tu pourrais les menacer du supplice de la roue, cela ne leur ferait pas changer leurs témoignages d’un iota. C’est parfait ! Je m’en doutais un peu. Fais ton rapport de façon factuelle, des faits, rien que des faits, pas d’avis personnel.

·     O. k., patron, vous êtes le patron.

·     Pour les armes, qu’est-ce que tu en penses ?

·     Ah oui ! J’ai oublié de vous le dire, nouvelle surprise : le MR 73 est, en fait, un convertible.

·     Ce qui veut dire ?

·     Ce qui veut dire que c’est une arme à canon interchangeable, il est proposé en trois calibres : .38 spécial, .32 et .22 long rifle. Canon interchangeable, ça signifie qu’il a bien pu changer le canon, mettre un canon neuf pour faire sa petite séance de tir, puis remettre l’ancien canon, celui que l’on va soumettre à l’expertise.

·     Les canons ne sont pas numérotés ?

·     Ils devraient l’être, mais je n’en suis pas sûr. De toute façon, je pense qu’il a dû acheter ça ailleurs que chez ses fournisseurs habituels. Si ses canons sont numérotés, il doit y avoir une trace de son achat. Je parie que ses canons ne sont pas numérotés ! Dans le cas d’un Thomson Contender, l’arme à canon interchangeable la plus connue, ils le sont. Chaque canon, d’un calibre autre que le .22, demande une autorisation d’achat en bonne et due forme, comme une arme complète. Dans le cas du Manurhin, je n’en suis pas certain. A voir le calme avec lequel Morelli nous a confié son arme, je suis convaincu que le canon qu’il a utilisé n’a pas laissé de trace dans les documents administratifs, pas plus qu’il n’en laissera sur cette bonne vieille terre des vaches.

·     Tu penses qu’il l’a jeté à la mer ?

·     Vous auriez fait quoi, vous, patron ?

·     Et les douilles ? La marque du percuteur ?

·     Allons, patron, vous savez bien que l’on n’a pas retrouvé les douilles. C’est le gros avantage d’un revolver de ne pas les semer à tous les vents.

·     J’aimerais bien que toutes ses hypothèses n’apparaissent pas sur le rapport d’expertise, des faits, rien que des faits !

·     O. k., patron, vous êtes le patron.

·     N’en rajoute pas, s’il te plaît.

 

 

* * 47 * *

 

Voyant que la visite des deux hommes avait troublé sa jeune compagne, encore sous le choc de leur affrontement matinal avec Pascal, Paul lui proposa de quitter la villa pour faire une promenade.

·     Je vais vous raconter une belle histoire, une histoire du temps jadis.

·     Oui, s’il vous plaît, racontez-moi une histoire merveilleuse qui me permette d’oublier les événements sordides que nous vivons.

·     Pour raconter mon histoire, il faut que je vous emmène sur les lieux même où elle s’est produite. Du moins, à un endroit d’où l’on a une vue panoramique sur le théâtre de ses actions. Habillons-nous, nous dînerons d’abord, puis nous nous rendrons à l’endroit propice. La nuit promet d’être claire et douce, couvrez-vous quand même suffisamment car nous serons sur une hauteur où la température sera plus fraîche qu’en bord de mer.

Quelques instants plus tard, ils partaient en voiture en direction de Villefranche-sur-Mer, où ils dînèrent dans un restaurant en bordure de plage. Après le repas, ils reprirent leur véhicule et rejoignirent la moyenne corniche par le col des Quatre-Chemins.

Après avoir roulé pendant quelques minutes en direction de Monaco, Paul immobilisa sa voiture en bordure d’un large trottoir qui donnait accès à un point de vue panoramique. Après lui avoir ouvert sa portière, il prit Marine par la main et la conduisit jusqu’au parapet qui surplombait le vide. La jeune femme s’extasia devant le paysage qui s’offrait à leurs yeux. La nuit était claire, sans lune, mais avec un ciel constellé de milliers d’étoiles. Le Cap-Ferrat s’étirait devant eux, comme un lion couché sur la mer. A sa droite s’ouvrait la profonde rade de Villefranche, éclairée par les lumières de la petite ville, étagée à flanc de colline, et par les guirlandes lumineuses qu’un navire de guerre américain avait allumées sur ses pavois. A gauche du cap, les lumières du casino de Beaulieu se reflétaient dans les eaux noires de la baie des Fourmis. De l’endroit où ils se trouvaient, la partie du cap qui se trouvait directement devant eux était la pointe de Saint-Hospice.

·     Installez-vous confortablement parce que mon histoire risque d’être longue.

S’arrachant un instant à sa contemplation, Marine, légère et souple, s’assit sur un pilier de la balustrade, avec les pieds posés sur celle-ci, en équilibre au-dessus du vide. Instinctivement, Paul s’avança et ouvrit ses bras autour d’elle, sans la toucher. La jeune femme se pelotonna aussitôt contre sa poitrine, ce qui l’incita à refermer doucement l’étreinte de ses bras. Penché vers elle, il plaça sa bouche à proximité immédiate de son oreille droite et commença à raconter son histoire, d’une voix basse et chaude. 

·      Nous sommes au seizième siècle. Très exactement, le premier dimanche du mois de juin 1560. Au large du Cap-Ferrat, sur une grosse barque immobile sous un soleil de plomb, une douzaine de gentilshommes s’adonnent au plaisir innocent de la pêche à la ligne. Parmi eux, se trouve le célèbre duc de Savoie, Emmanuel-Philibert, encore auréolé par la prestigieuse victoire de Saint-Quentin, au cours de laquelle il commandait les troupes espagnoles. Cette victoire conduisit les Français, vaincus, à signer le traité de Cateau-Cambrésis qui leur faisait perdre toutes leurs prétentions sur l’Italie et sur la Corse, et qui permit, au duc, de récupérer ses états et d’épouser Marguerite de France, fille de François I°.

·     Si mes souvenirs sont bons, le roi de France était François I° et le roi d’Espagne, empereur d’Allemagne, était Charles-Quint.

·     Au moment où nous sommes, ces deux grands rois sont morts. Le traité de Cateau-Cambrésis a été signé par leurs deux héritiers : Henri II, pour la France, et Philippe II, pour l’Espagne. En 1559, Henri II est tué au cours d’un tournoi, la lance de son favori Montgomery plantée dans un œil. Il est remplacé par son frère, François II, qui ne régnera qu’un an et sera, à son tour, remplacé par un troisième frère, Charles IX, le roi de la Saint-Barthélemy.

·     Ce n’étaient pourtant pas les « rois maudits » ?  

·     Non, puisque ce qualificatif est généralement attribué aux héritiers de Philippe le Bel, mais on dit que le sang des Valois était mauvais.

·     Revenons à notre duc de Savoie, il avait donc perdu ses états ?

·     C’était son père, Charles II, qui avait vu ses états dépecés par ses puissants voisins. François I° convoitait le Milanais. Pour s’en ouvrir le chemin, il avait envahi la Savoie et une partie du Piémont. Charles-Quint, pour freiner l’expansion de son ennemi vers l’est, occupa pratiquement tout le reste du Piémont. Il ne restait plus, au malheureux duc, que le comté de Nice, la vallée d’Aoste et un lambeau du Piémont. Chacun des deux rois tenta d’ailleurs de s’approprier le comté de Nice qui leur plaisait bien. François I° le fit par la force, aidé par ses alliés turcs ; Charles-Quint, par la ruse, sous prétexte d’y recevoir le pape. Quand le jeune Emmanuel-Philibert se mit au service de son oncle Charles-Quint, il prit pour devise « A ceux qui sont dépouillés, il reste les armes ». Il devint ainsi l’un des plus grands capitaines de son époque.

Depuis un instant, Marine avait tourné la tête vers Paul et le regardait d’un œil étonné.

·     Vous faites un bien curieux technicien, Paul Morelli !

·     La technique est l’une de mes passions, mais j’en ai bien d’autres. L’histoire de la Méditerranée est l’une d’entre elles.

·     Bon, pour finir de bien planter le décor : le comté de Nice venait donc d’être en guerre contre la Provence voisine ?

·     Et le sera, à nouveau, très bientôt. La France commençait à Saint-Laurent du Var, le Var, fleuve côtier, étant la frontière naturelle entre les deux pays.

·     Le Var qui ne coule plus, aujourd’hui, dans le département du Var...

·     Naturellement, puisque ce département a été amputé d’une partie de son territoire, rattachée au comté de Nice en 1871 pour transformer celui-ci en un département de dimensions convenables.

·     Pour achever de mettre en place le décor et les personnages, avant que je me taise complètement, le roi de France, Henri II avait donc donné sa sœur à épouser à notre duc de Savoie, ce qui n’est pas courant, d’habitude un roi offre plutôt sa fille !

·     Ce que fit naturellement Henri II, mais Emmanuel-Philibert avait un concurrent de taille, en la personne de Philippe II, roi d’Espagne, qui épousa la princesse Elisabeth. Cette dernière, que les Espagnols appelèrent la reine Isabelle, avait quatorze ans au moment de son mariage. Par contre, Marguerite avait trente-six ans, alors que son époux en avait cinq de moins.

·     Trente-six ans c’était beaucoup, pour l’époque !  

·     Et ce n’était d’ailleurs pas sans arrière-pensée que l’on avait fait épouser une femme aussi « âgée » à notre duc. On espérait, ainsi, qu’il ne puisse pas avoir de descendant légitime.

·     Ce qui aurait permis à ses puissants protecteurs de se partager à nouveau ses états...

·     Exactement, vous avez tout compris. Ces espoirs furent déçus, puisque Marguerite donna un héritier au duc, le fameux Charles-Emmanuel. Emmanuel-Philibert n’était d’ailleurs pas à plaindre, Marguerite, bien que de santé fragile, fut une épouse remarquable. Il ne faut pas oublier que c’était l’égérie des poètes Pierre de Ronsard et Joachim du Bellay, l’une des femmes les plus cultivées de son temps. Sans être d’une très grande beauté, on peut quand même dire que c’était une belle femme.

·     Voilà donc pour le décor et pour les personnages.

·     Non, ce n’est pas tout ! Il manque encore les méchants. Nous avons vu les gentils, les Chrétiens, qui se haïssent et s’entre-tuent, mais qui sont du même monde et s’épousent entre eux. Pour être complet, il nous faut voir les méchants, les Musulmans, Turcs et Barbaresques.

·     Les fanatiques musulmans ?

·     Hélas non, votre honneur, à cette époque, les fanatiques sont du côté des Chrétiens. Constantinople, la capitale de l’empire ottoman, est une ville cosmopolite, qui comprend de fortes communautés de Chrétiens, Grecs ou Arméniens, et de Juifs. Imaginez, qu’à la même époque, celle de l’Inquisition, les villes de Paris ou de Madrid aient compté une communauté de plus de cent mille Musulmans, qui aurait vécu en paix avec les Chrétiens, en pratiquant librement leur religion. Impensable ! C’est pourtant ce qui se passe à Constantinople, comme à Alger et à Tunis.

·     Alors, voyons ces Turcs et ces Barbaresques.

·     Au moment où se déroule notre histoire, le sultan qui règne à Istanbul est Soliman II, Soliman le Magnifique. L’empire ottoman est à son apogée, sur les plans, économique, politique et culturel. En particulier, les Turcs sont maîtres de la Méditerranée, grâce à une puissante flotte de galères et, surtout, grâce à l’appoint des corsaires Barbaresques. Les Turcs, qui ne sont pas un peuple de marins, sont fortement secondés dans leurs actions maritimes par les corsaires renégats installés en Afrique du Nord. Khaïr ed-Din Barberousse a créé, en 1518, un puissant royaume Barbaresque, à Alger, qu’il a eu l’intelligence politique de placer sous la suzeraineté du sultan de Constantinople. D’autres communautés corsaires se sont installées dans les autres grandes villes du Maghreb. En 1560, en début d’année, les flottes turques et barbaresques viennent d’infliger une sérieuse défaite à une flotte de Chrétiens alliés (Espagnols, Génois, Vénitiens et Pontificaux, les Français sont toujours alliés aux Turcs, même s’ils ne participent plus aux combats pour l’instant). Les alliés ont perdu quarante-trois galères, sur les quarante-huit engagées dans une opération destinée à chasser Dragut, le chef de la flotte barbaresque, de Tripoli.

·     Voici donc les méchants, qui, d’ailleurs, me semblent bénéficier de toute votre sympathie.

·     Les corsaires Barbaresques, étant les meilleurs marins de l’époque, ne peuvent qu’attirer ma sympathie. Mais, je ne vais pas me lancer dans une analyse des techniques de la course, pour débattre des mérites respectifs des légères galiotes corsaires et des lourdes galères vénitiennes. Je pourrais disserter pendant des heures sur ce sujet. Je compte quand même vous parler des galères, au cours de notre prochaine sortie en bateau. Mais, pour l’instant, je reviens à mon histoire.

·     Aimer les galères, pour un amateur de voile !...

·     Détrompez-vous, les galères étaient de merveilleux bateaux qui marchaient très bien à la voile. Leur légèreté, leur rigidité et leur puissance sont parfaitement illustrées par un événement survenu à un navire vénitien, commandé par le sus-comite Sainto-Trono. Poursuivi par une puissante flotte barbaresque, le navire de la Sérénissime arrivait à toute vitesse dans les eaux de Raguse. L'accès au port de cette ville était interdit par une chaîne aux énormes maillons, tendue entre les deux forts qui en défendaient l'entrée. Par signaux, Sainto-Trono fit demander refuge dans le port, qui était neutre et de force à résister à toutes les flottes. Les Ragusains, effrayés à l'idée de se brouiller avec l’empire ottoman, maintinrent la chaîne tendue. L'escadre d'Alger arrivant sur ses talons, Sainto-Trono saisissait lui-même la barre et jetant tout son monde, soldats et matelots, sur les avirons, lançait son bateau sur le milieu de la chaîne. Soulevé de l'avant par un formidable coup d'ensemble, le navire, de plus de quarante mètres de long et portant plus de cent cinquante hommes, retombait sur la chaîne qui se tendait et le rejetait en l'air. Grâce à la vitesse acquise, la galère passait en basculant et en plongeant du nez, sans se rompre. Elle était désormais à l'abri dans une baie neutre et les poursuivants devaient abandonner leur chasse. Mais, si je commence sur ce sujet, je ne finirais jamais mon histoire.

·     Et moi, je ne vous interromps plus !

Marine porta à nouveau son regard sur le paysage et se cala confortablement contre la poitrine de Paul, qui resserra légèrement son étreinte autour de son corps.

·     Voilà donc notre duc occupé à pêcher au large du Cap-Ferrat. La mer est d’huile, le vent nul, comme c’est souvent le cas en cette période en Méditerranée. Un brouillard de chaleur, précoce pour la saison, s’est formé au-dessus de la mer. Soudain, du côté de Monaco, nos pêcheurs voient jaillir de la brume une galiote barbaresque qui avance à force de rames. Forte émotion chez nos gentilshommes, qui s’empressent également de ramer en direction de Villefranche, pour se placer à l’abri de la forteresse. Le premier navire est suivi d’un deuxième, puis d’un troisième, ce sont bientôt neuf galiotes qui semblent prendre en chasse nos pêcheurs amateurs. Fort heureusement pour notre duc, qui commence sérieusement à envisager de jeter sa barque sur les récifs du cap pour tenter de fuir par la terre, nos galiotes se soucient peu de la barque et viennent atterrir sur une plage, celle qui se trouve devant nous, juste avant la pointe de Saint-Hospice. Ces bateaux, véritables lévriers des mers, bien que portant plus de cent hommes et de l’artillerie, étaient suffisamment légers pour pouvoir être tirés au sec le soir, sur une plage. Qui sont donc ces intrus ? Des corsaires algérois. Leur commandant est le célèbre Occhiali, Euldj Ali (Ali le converti) pour les Musulmans. Il est le second de Dragut, c’est un solide gaillard de la cinquantaine, la force de l’âge à une époque où le meilleur amiral chrétien, Andréa Doria, a quatre-vingt-treize ans, et où Barberousse vient de mourir à l’âge de soixante-dix ans. Occhiali, déjà connu dans toute la Méditerranée, est à l’aube d’une grande carrière. Il sera le successeur de Dragut, après la mort de celui-ci au cours du siège de Malte. Ensuite, il sera le dernier beylerbey, roi d’Alger, ce qui lui permettra de reprendre Tunis aux Espagnols. Il se distinguera particulièrement à Lépante, où il sera le seul grand capitaine à tirer son épingle du jeu du côté musulman. Il sera enfin, jusqu'à sa mort, un remarquable capitan pacha, amiral en chef de la flotte turque, à Constantinople. Ce fils de pêcheur calabrais, enlevé par les barbaresques à l’âge de seize ans, est devenu certainement le meilleur marin de son temps.                                                                      Que font là ces Barbaresques ? Ils arrivent de Djerba, où ils ont participé à la formidable victoire sur les Chrétiens. Sans perdre de temps, car l’été est court et la Méditerranée peu propice aux galères en hiver, ils sont déjà à nouveau en chasse. Pendant que les galiotes atterrissent, Emmanuel-Philibert est enfin arrivé à la citadelle de Villefranche. Le bouillant capitaine, surnommé « Tête de Fer » et dont la prudence sur un champ de bataille n’est pas le fort, prépare une action contre les Barbaresques. Il a gardé un souvenir cuisant du siège de Nice, alors qu’il avait quinze ans, quand les Barbaresques et les Français avaient pris la ville, l’obligeant à fuir à la dérobée. C’est au cours de ce siège que Catherine Ségurane, la plus laide des lavandières de la ville, montra ses fesses aux Turcs, qui en furent apparemment horrifiés. Il décide donc de contre-attaquer, avant que l’ennemi ne débarque toutes ses forces. Pendant qu’il rassemble et organise les troupes de secours qui arrivent de Nice, le duc charge le colonel Piovena d’une manœuvre de harcèlement des corsaires. Il s’agit de les inciter à prendre en chasse une petite troupe, pour qu’ils viennent tomber dans un piège, que leur aura tendu le duc sur le chemin entre le Cap-Ferrat et Villefranche.

·     Le duc n’a donc pas de marine ?

·     Non, il n’a pas la chance que j’ai.

La jeune femme regarda Paul pendant quelques secondes avec perplexité, puis elle grimaça.

·     C’était une question sérieuse, monsieur Paul Morelli.

·     Excusez-moi, j’ai eu un instant de distraction. Je recommence : non, pas au moment où l’action se passe. Après ces événements, il en développera une. Il créera aussi des forts et en renforcera d’autres, ce qui évitera au comté de Nice d’être à nouveau envahi. Onze ans plus tard, à Lépante, trois galères basées à Nice représenteront dignement le duché de Savoie. Au cours de la même bataille, Monaco en alignera deux, également.

·     Revenons donc à notre colonel !

·     Le colonel Piovena part accomplir sa mission, en emmenant avec lui, entre autres soldats, les vingt-cinq seuls arquebusiers dont dispose la garnison. La rencontre avec l’avant-garde des Janissaires, qui sont les troupes de marine embarquées sur les navires musulmans, a lieu à cet endroit précis. A la base du cap, du côté de Villefranche.

Paul montra du doigt, à Marine, le point où s’effectua la rencontre.

·     Dès le premier choc, les Janissaires fléchissent et reculent en désordre. Les voilà bientôt poursuivis par la troupe chrétienne, qui les traque jusqu'à la chapelle de Beaulieu, que vous apercevez l’abat, à gauche. Parvenus à la chapelle, les Janissaires s’arrêtent et font front. Piovena réalise soudain que, comme l’arroseur arrosé, il vient de tomber dans un piège identique à celui qu’il était chargé de tendre à ses ennemis. Il donne l’ordre de la retraite vers Villefranche. Hélas, arrivée sur la plage de la baie des Fourmis, sa troupe est assaillie par un fort parti de janissaires et de corsaires, venus en renfort des bateaux. Voyant que les hommes de son avant-garde vont être faits prisonniers par les Barbaresques, le duc donne l’ordre à ses troupes, qui se tenaient en embuscade, à peu près à cet endroit-là, d’attaquer. Mal équipées, mal entraînées, les troupes du duc subissent un cuisant échec. Le vainqueur de Saint-Quentin, battu, est obligé d’ordonner la retraite, évitant de très peu d’être fait prisonnier lui-même. Les Chrétiens en déroute se réfugient dans la forteresse de Villefranche, dont les murs peuvent résister à tous les assauts. Le soir tombe, permettant aux uns et aux autres de compter leurs prisonniers et leurs morts. La défaite du duc est sévère, il a perdu de nombreux hommes et plusieurs gentilshommes qui sont morts ou sérieusement blessés. Plus d’une cinquantaine de prisonniers sont aux mains des corsaires. Au petit jour, il va falloir négocier avec l’ennemi.                                                        

Paul baisa délicatement la tempe droite de Marine, qui enfoui sa tête au creux de l’épaule de son compagnon.                 

·     Mais l’histoire ne s’arrête pas là, elle ne fait que commencer. Pendant tout cet épisode de bruits et de fureur, un petit groupe de promeneurs s’était réfugié à l’extrémité du cap. Surpris par l’arrivée des Barbaresques, alors qu’ils cheminaient en direction de la pointe du Cap-Ferrat, trois hommes et deux femmes avaient vu leur retraite coupée. Ils s’étaient dissimulés dans les rochers en attendant que la situation se décante. Voilà qu’ils sont surpris par une troupe de corsaires qui explore le territoire conquis. Les deux femmes sont, Marguerite de France et sa suivante Marie de Condy ; les hommes sont des gentilshommes de la suite de la duchesse. Celle-ci, avait décidé de profiter de la douceur de cette journée de printemps, pour se rendre à l’extrémité du cap afin d’y voir son époux pêcher. La fille de François I° est à présent prisonnière de celui qui n’est, à ses yeux, qu’un pirate renégat. Pourtant, malgré les craintes de la jeune femme, Occhiali va se montrer fort galant homme, avec celle qu’il connaît de réputation depuis de nombreuses années. Il ne faut pas oublier qu’il a été, pendant longtemps, l’allié du roi de France, d’abord du père, puis du frère de la duchesse. Il invite celle-ci à dîner sous sa tente, seule en face de lui. Il a revêtu ses plus beaux habits pour la circonstance, prouvant que le raffinement oriental n’était pas un vain mot. Tout le long de la soirée il va lui parler, et elle, qui est curieuse de tout, sera passionnée par le récit qu’il va lui faire de sa vie. D’abord, il fut galérien au service des Turcs, ensuite, il devint capitaine des corsaires d’Alger. Il lui décrira la vie dans cette cité où les distinctions sociales n’existent pratiquement pas, où tous les hommes d’égale qualité ont les mêmes chances de parvenir aux plus hautes fonctions. A elle, qui est fille de roi et épouse de prince, il racontera la lente ascension d’un fils de pêcheur illettré, vers l’instruction, puis vers la puissance et vers la gloire. Il expliquera, à celle que l’on soupçonne d’être protestante, comment il est parvenu à aimer Dieu à travers une religion sans clergé et sans fards. Certains affirment qu’un amour sans lendemain les rassembla pour quelques heures, dans les bras l’un de l’autre. Le capitaine d’âge mûr et la princesse que l’on avait marié à un homme beaucoup plus jeune qu’elle, et qui, pour la première fois, pouvait aimer un homme qu’elle n’avait pas à materner. D’autres, suggèrent qu’avant que le groupe ait été intercepté, une substitution avait été effectuée entre la duchesse et sa dame de compagnie, et que le corsaire, abusé par la richesse des vêtements de cette dernière, avait rendu hommage à la suivante en croyant qu’il s’agissait de sa maîtresse. Qui le sait ? Seuls les rochers du cap pourraient nous le dire. Le fait est que, le lendemain, lorsque les prisonniers furent restitués moyennant une forte rançon, les deux femmes furent raccompagnées par un détachement de corsaires qui manifestait beaucoup d’égards envers Marie de Condy, portant les atours de la duchesse, alors que celle-ci se tenait modestement dans l’ombre de sa dame de compagnie. Jeux de miroirs, images trompeuses, qui a été abusé par qui ? Les Barbaresques, qui ont pris la suivante pour sa maîtresse, ou les Chrétiens à qui l’on a voulu faire croire que les corsaires avaient été trompés ?

Quand Paul cessa de parler, Marine, qui s’était blottie dans les bras du conteur, depuis l’apparition de Marguerite dans l’histoire, tourna lentement sa tête vers la sienne et l’embrassa longuement sur la bouche. Quand leurs langues se mêlèrent, la jeune femme frémit de tout son être et se pressa tendrement contre lui. Puis, elle se dégagea, prit un peu de recul et, tout sourire, fit une déclaration.

·     C’était pour vous remercier de votre belle histoire, mais ne vous laissez pas envahir par vos fantasmes !

Avec un petit rire, qui sonnait comme des clochettes de cristal, elle descendit de son piédestal et échappa à l’étreinte de l’homme qui resta figé sur place, en s’efforçant de conserver les souvenirs de la tiédeur de son corps, de son parfum musqué et du goût de ses lèvres, chaudes et fraîches, tout à la fois. Une fois de plus, il constata que les gestes amoureux, qu’il vivait avec une intensité exceptionnelle, ne laissaient que fort peu de traces dans sa mémoire quelques instants après avoir été vécus.

 

 

* * 48 * *

 

·     Bonjour Messieurs, veuillez entrer.

Paul précéda les deux hommes jusqu'à la piscine, dans laquelle Marine nageait. Elle s’interrompit un instant et leur fit un grand geste amical de la main avant de reprendre sa nage

·     Décidément, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu cette scène... Et mademoiselle Duroc est toujours dans l’eau !

·     Veuillez-vous asseoir, Messieurs. Un jus d’orange, commissaire ?

·     Oui, merci.

·     Et vous, inspecteur ?

·     Je préférerais un café, bien fort.

·     Je vais vous en faire un, tout frais, inspecteur.

C’était Marine qui venait de prendre la parole. Elle sortit de la piscine près de la porte-fenêtre de la maison et disparut dans celle-ci.

·     Vous m’avez dit, au téléphone, que vous avez une nouvelle importante à nous communiquer ?

·     J’avais aussi proposé de me déplacer jusqu'à votre bureau, je suis confus de vous avoir dérangé à nouveau.

·     Si votre nouvelle est aussi importante que vous le dites, nous ne regretterons pas le déplacement. Pour vous dire toute la vérité, nous devions nous rendre dans la villa de votre voisin assassiné.

·     Le mafieux ?

·     Exactement.

·     Voici la nouvelle, commissaire. Cette lettre nous est parvenue au courrier de ce matin.

Paul tendit une lettre de plusieurs feuillets au commissaire Bertrand, qui la saisit et la parcourut des yeux.

Marine arriva avec un plateau portant une tasse de café et un sucrier. Elle avait revêtu un peignoir de bain. L’inspecteur Agostini la remercia, prit la tasse, refusa le sucre et lui fit observer.

·     Vous avez les yeux rouges, l’eau de la piscine doit être trop chargée en chlore, attention à la conjonctivite !

·     Ce n’est rien, cela passera.

·     Si ce que dit cette lettre est vrai, c’est effectivement une nouvelle importante.

Le commissaire venait d’achever sa lecture. Il tendit la lettre avec précautions à l’inspecteur qui la saisit, à son tour, avec deux doigts, comprenant aussitôt que le document ferait l’objet d’une recherche d’empreintes digitales. Le silence se fit, en attendant que l’inspecteur ait fini sa lecture.

·     Pascal Légitimus se serait suicidé, après avoir confessé tous ses crimes, ça me paraît trop beau pour être vrai !

·     Qu’est-ce qui vous permet de douter, inspecteur ?

·     Je suis surpris qu’il ne dévoile pas son vrai nom. Légitimus est manifestement un nom d’emprunt destiné à la Légion.

·     D’autre part, il n’indique pas où l’on pourra retrouver son corps, renchérit le commissaire Bertrand.

·     Vous pensez, Messieurs, que cette lettre ne dit pas la vérité ?

·     Sur certains points, oui, sans doute. Pas sur tous les points. Un seul homme n’a pas pu abattre trois voyous simultanément, avec deux armes différentes.

·     Il dit que cela n’a pas été simultané...

·     Toutes les données, relevées sur le site, indiquent le contraire, affirma l’inspecteur Agostini.

·     Pour ce qui est du suicide, nous verrons quand nous aurons retrouvé son corps. Pour l’instant, le mandat d’arrêt court toujours.

Après cette déclaration, le commissaire demanda à son adjoint d’enfermer le document dans une pochette en plastique, qu’il tira de l’une de ses poches, et les deux hommes prirent congés du couple. Paul et Marine restèrent un peu interloqués par la brièveté de la visite et par le peu de commentaires qu’avait soulevée la missive. Aucun d’eux, avant l’arrivée des policiers, n’avait douté, un seul instant, de la véracité de l’annonce du suicide portée sur le document. Ils venaient de constater que les deux visiteurs, sans doute habitués à lire des lettres annonçant un suicide, n’avaient pas semblé attacher le moindre crédit au texte de Pascal. Sa lecture avait pourtant fait abondamment pleurer Marine.

 

Paul et son amie restèrent perplexes, relisant ensembles à plusieurs reprises, les photocopies du document qu’avait faites l’industriel avant la venue des policiers, avec la photocopieuse du bureau de sa villa.

·     Il aurait fui à l’étranger ? Sans argent, cela m’étonnerait.

·     Peut-être avait-il de l’argent et n’a-t-il dit qu’il n’en avait pas que pour endormir nos soupçons et pour partir sans être inquiété.

·     Non, je ne le crois pas. Pendant les quelques journées, que j’ai passées avec lui, j’ai bien eu la conviction qu’il n’avait pas beaucoup d’argent.